[M-E 001] S.O.A.D. > Mezmerize

SYSTEM OF A DOWN
“Mezmerize”
Columbia/Sony 2005
Style: Nouveau !



Frizzy a déchiré le cellophane avec les dents, puis il a sorti le CD du boîtier et l’a glissé dans le lecteur. Nous avons tendu l’oreille...
- Monte un peu le volume, ai-je dit en entendant la voix bizarre qui sortait des baffles.
On aurait dit une berceuse fredonnée par un scaphandrier ivre.
- Attends, a dit Frizzy, c’est juste l’intro, ça va pas durer longtemps. Et juste après, tu vas voir, tout va exploser, j’en suis certain.
Effectivement ça a explosé. J’ai vu soudain nos cannettes de bières se mettre à vibrer en se déplaçant lentement sur la petite table en verre où nous les avions posées à la hâte. Les mégôts commençaient à se tordre comme des asticots dans le cendrier. La copine de Frizzy a émergé de la cuisine en tenant à la main une espèce de torchon chiffonné qui semblait vouloir s’enrouler sauvagement autour de son bras frêle.
- Putain vous pouvez pas baisser le son, a-t-elle crié, ça me gave la tête ce truc !
Frizzy n’a rien répondu mais il lui a adressé un genre de double signal codé avec le doigt, et cela devait vouloir dire quelque chose comme: “boucle-la, et casse-toi”. Elle avait dû capter le message, car elle nous a tourné le dos et elle a disparu en un éclair, durant lequel j’ai cru voir s’agiter les ailes d’un rapace tatoué sur la chair lisse et blanche qui dépassait de sa ceinture. Frizzy avait dû remarquer dans quelle direction était tourné mon regard, car il a brusquement balancé un coup de basket dans un des pieds de la table, ce qui a eu pour effet de renverser une des cannettes, en l’occurrence la mienne, que j’ai pu redresser in extremis avant qu’elle ne largue tout son contenu partout. J’ai pensé un moment à rappeler sa copine pour qu’elle arrange la situation à l’aide de son torchon, et finalement je me suis dit que Frizzy n’appouverait peut-être pas cette idée.
- Mais t’écoutes oui ou merde ? a-t-il gueulé. Comment tu trouves ? ça te plaît ?
J’ai réflechi quelques instants pour éviter de sortir une trop grosse connerie, puis j’ai dit:
- Le chant de Daron Malakian me fait penser à Frank Zappa, période Broadway The Hard Way.
- Ouais, ouais, a ricané Frizzy, sauf que Daron Malakian c’est le guitariste. Là t’as vraiment tout faut, mec. C’est Serj Tankian le chanteur je te signale.
J’ai fait une grimace en me grattant la tête, comme pour montrer que j’étais vraiment confus de ma méprise, mais Frizzy avait déjà changé de sujet.
- Tu trouves pas que la batterie c’est vraiment n’importe quoi, genre comme un de ces foutus machins de Jazz-Pop de merde ? a-t’il demandé en allumant une cigarette.
- Hum, peut-être, par endroits, ai-je dit. Mais c’es sûrement voulu.
- Tu parles, s’est-il écrié, c’est voulu par ce connard de Rick Rubin, ouais ! Ce mec ne produit plus que de la merde commerciale. Non mais écoute voir ce son, c’est pas possible, on dirait qu’ils jouent dans un cirque.
J’ai essayé de comprendre ce qu’il voulait dire par là, en me concentrant sur les blasts, les breaks, les murs de guitares, les refrains furieux, mais je ne voyais pas où était le problème. Le son me paraissait clair et plutôt riche, sans trop de surcharge mais avec de la profondeur et des tas de subtilités, des influences orientales, quelques boucles electro, et en fait ça se mélangeait parfaitement bien avec le reste. Je trouvais que c’était cent fois mieux que leurs premiers albums. C’était comme si on avait plongé “Toxicity” dans du nickel en ébullition. Frizzy ne devait pourtant guère partager mon avis.
- Là ça déconne grave, a-t-il soupiré. On dirait les Red Hot Chili Peppers où une saleté de groupe de pédés dans ce genre-là. C’est même plus du Metal, c’est de la fusion.
Je n’avais pas trop envie de me lancer dans un débat sur le sujet, alors je n’ai rien rétorqué à ça. J’ai décollé ma cannette de bière de la table et je l’ai laissé s’égoutter durant quelques minutes, puis j’ai commençé à siroter ce qui restait à l’intérieur en dodelinant de la tête au rythme de la basse et des staccatos de guitare. Ce n’était pas du headbanging, ce que je faisais là, et en réalisant ça je me suis dit qu’on ne pouvait effectivement pas headbanger sur cet album, car tout partait dans tous les sens. C’était hallucinant. Tout à coup, la copine de Frizzy a refait son apparition, mais je ne distinguais que sa silhouette étrangement sombre qui se profilait dans le cadre de la porte.
- Tu peux pas allumer une putain de lumière ? a-t-elle lancé à Frizzy. Ou bien vous devez absolument écouter ça dans le noir ?
J’ai tourné la tête vers la fenêtre, et je me suis rendu compte que la nuit tombait. Des rectangles jaunâtres commençaient à morceler l’immeuble d’en face, et tout en bas, on apercevait les éclats bleutés d’un girophare de Police qui se projetaient alternativement sur deux murs complètement taggés. La rue où Frizzy habitait commençait toujours à s’animer à partir de neuf heures du soir, et une certaine forme de violence y était palpable, même en altitude. Je me suis dit que le morceau que j’entendais à ce moment-là correspondait parfaitement à cette atmosphère, quoique au niveau du texte ça n’avait sans doute rien à voir, ça parlait plutôt de la guerre en Irak ou du trafic de coke à Hollywood. Je n’avais pas trop envie de vérifier sur la pochette. Pour l’instant la musique me suffisait, ça groovait bien, c’était chaud et dépaysant. La copine de Frizzy est furtivement passée devant moi en me frôlant un genou au passage et s’est mise à descendre le volet en tirant sur une chaîne qui avait l’air à moitié coincée dans le mécanisme. Frizzy a brutalement allumé une lampe, le genre qu’on trouve en promo dans les grandes-surfaces, l’abât-jour était vert billieux et défoncé d’un côté. J’ai reposé ma cannette vide dans la flaque de bière qui s’étalait sur la table-basse et j’ai dit:
- Bon, je crois que je vais y aller, il se fait tard.
- T’attends pas la fin du skeud ? a demandé Frizzy en se levant.
- Tu veux pas manger quelque chose avant de partir ? a demandé sa copine.
Frizzy lui a lancé un regard qui semblait signifier qu’on ne l’avait pas invitée à participer à la conversation, et qu’elle ferait mieux d’aller réviser la théorie de Platon sur l’immobilité de l’être. Je sentais planer comme une tension dans l’appartement. J’ai regardé autour de moi: il y avait des chips écrasées sur la moquette, et des conglomérats de poussière le long des murs. Dans un coin, une plante verte indéffinissable semblait attendre qu’on l’arrose depuis au moins le dernier album de Pantera, ça m’a trop déprimé.
- Il faut vraiment que j’y aille, ai-je dit. J’ai encore ma chronique de “Mezmerize” à rédiger.
- Tu vas le chroniquer sans l’avoir écouté en entier ? a demandé Frizzy en fronçant les sourcils, qui marquaient comme un V sous la visière de sa casquette.
- En fait je crois plutôt que je vais me l’acheter, ai-je dit. Cet album le mérite à mon avis.
Frizzy m’a dévisagé d’un air profondément choqué, puis il a haussé les épaules et s’est dirigé vers sa chaîne-stéréo. Il a éjecté le CD, l’a remis dans la pochette et me l’a tendu.
- Tiens, prends-le mien, a-t’il déclaré d’un air hautain. Tu vois, moi honnètement je le sens pas cet album, je préfère m’en débarrasser tout de suite.
C’était la première fois que Frizzy me faisait un cadeau, c’était louche, mais j’aurais été bien con de refuser. Je l’ai fait disparaître dans mon blouson et je me suis dirigé vers le couloir en réfléchissant à ce que j’aurais pu oublier, genre briquet ou stylo.
- Au fait, a dit Frizzy derrière mon dos, tu vas écrire quoi dans ta chronique ?
- J’en sais rien, ai-je dit. Mais il vaudrait mieux que ce soit bref. Je crois qu’ils n’aiment pas beaucoup les chroniques trop longues...
- T’as qu’à juste écrire que c’est de la merde, a suggéré Frizzy en rigolant.
A ce moment-là j’ai voulu lui dire que je plaignais sa copine. Mais je me suis ravisé.
- Merci pour le CD, ai-je lancé par-dessus mon épaule, avant de franchir la porte et de la fermer, puis je suis allé attendre l’ascenceur, qui était du genre à prendre son temps.
Huit étages plus bas, j’ai été accueilli par une masse d’air frais parfumé à l’oxyde de carbone et à la crotte de chien. La bagnole de flics avait disparu et la rue paraissait plutôt sombre. J’ai pensé que le pire qui pourrait m’arriver, c’était de me faire braquer l’album de System Of A Down. C’était la seule chose de valeur que j’avais sur moi. Je l’aurais même défendu à mains nues contre des couteaux. En fait dans le sens horizontal je n’ai fait aucune mauvaise rencontre, mais verticalement il y a eu la pluie, qui s’est mise à me persécuter jusqu’à chez moi, comme pour me rappeler qu’il ne faut jamais trop en demander au ciel. En même temps quelques neurônes rafraîchis s’étaient mis à turbiner dans ma tête, je me disais par exemple qu’on était en train de vivre une sorte d’événement historique: avec ce nouvel album, System Of A Down venait de franchir un palier qui le plaçait définitivement loin au dessus de tous les groupes de Nu-Metal habituels, d’ailleurs la preuve c’était qu’en l’écoutant, mon cousin Frizzy n’avait vraiment rien compris à ce qui se passait dans ses oreilles. Et j’ajouterais presque: tant mieux ! Maintenant comment expliquer tout ça dans une chronique de trois lignes ?

kapten Dong a écrit:
Maintenant comment expliquer tout ça dans une chronique de trois lignes?

Comme ça:

kapten Dong a écrit:
System Of A Down venait de franchir un palier qui le plaçait définitivement loin au dessus de tous les groupes de Nu-Metal habituels, d’ailleurs la preuve c’était qu’en l’écoutant, mon cousin Frizzy n’avait vraiment rien compris à ce qui se passait dans ses oreilles. Et j’ajouterais presque: tant mieux !

Merci jol, tu as un sens de la synthèse que malheureusement je ne possède pas.

Un bien bel album.

L'addition des deux digipacks est géniale